



CE FAMEUX LIVRE ROUGE
Après sa rupture avec Freud, Jung vit une longue période de désorientation : d’une part, parce que dans son activité professionnelle, il n’a plus de méthode qui lui paraisse suffisamment fiable et convaincante et d’autre part parce qu’au plan personnel, il est constamment bouleversé par des pensées, des visions, des rêves terrifiants.
Il décide donc de se confronter à l’Inconscient, de peur d’en devenir la proie – pour être précis, de basculer dans la folie. C’est le 12 décembre 1913 – pendant le temps de l’Avant – que, pour la première fois, il se laisse tomber dans ses phantasmes. Il décrit l’expérience comme une plongée de plus en plus profonde au cœur de lui-même, au cours de laquelle les images et les personnages rencontrés lui apportent, malgré la peur abyssale qu’il doit sans cesse surmonter, une immense richesse, d’une pertinence qu’il n’avait pas rencontrée jusque là, en matière de savoir et de sagesse, de compréhension de l’âme humaine. Il note scrupuleusement tous les détails de l’expérience, raconte ses rêves et ses visions et dessine des mandalas qui lui permettent de rassembler le sens de cet imaginaire exubérant, de se recentrer lui-même tout en cernant les étapes du processus. D’évidence – à première vue - l’expérience ne ressemble en rien à de la science mais Jung est particulièrement exaspéré, quand une voix intérieure (celle, d’ailleurs, d’une de ses patientes psychotiques) tente de le persuader que c’est de l’art. C’est que l’art pour lui est une expression personnelle et il veut que sa recherche ait une dimension universelle. Et pourtant, il va bien tenter de faire de l’art à partir de cette expérimentation.
Les documents originaux sont regroupés dans six volumes minces, qu’on appelle Le Livre Noir. Parallèlement – en décalé, car apparemment la nécessité lui en est apparue plus tard – il a travaillé pendant seize ans au Livre Rouge, qui est un manuscrit, écrit en gothique, avec des illustrations à la gouache où le récit des voyages intérieurs est présentée sous une forme plus littéraire. Jung a voulu pour son odyssée personnelle inventer un incunable, un livre nouveau – il l’a appelé liber novus – qui ressemble à une bible, une chanson de geste, une chronique du moyen âge. Il ne s’en explique guère. Il faut reconnaitre que c’est tout à fait hurluberlu et que pour un psychiatre suisse, particulièrement à cette époque, ça fait désordre. Mais, dés l’enfance, il conjurait l’immense solitude à laquelle le condamnait l’originalité de sa pensée par des rituels ésotériques dont il ne comprenait qu’après coup la pertinence. Je pense, quant à moi, qu’à travers ce long travail, il a voulu faire une place à la dimension derévélation qu’a constituée cette plongée dans l’inconscient et intégrer la terreur sacrée.
Le Livre Rouge est une étape dans la relation de Jung à sa propre pensée et il s’interrompt brutalement au milieu d’une phrase. Vers 1930, il découvre l’Alchimie, qui lui permet d’inscrire sa recherche personnelle dans l’histoire de la pensée et d’honorer l’obligation morale qu’il avait contactée envers ses propres images (c’est lui qui le dit et il insiste là-dessus) en transformant cette expérience en concepts et en savoir d’un type nouveau.
Et voilà qu’il est là, le fameux Livre Rouge, sorti d’un long endormissement dans le coffre d’une banque zurichoise, à grand renfort de tambours et de trompettes et de vidéos sur le net, par le professeur Sonu Shamdasani, détenteur d’une chaire d’Histoire de la Médecine, Psychiatrie et Psychothérapie à L’Université Collège de Londres, qui a déclaré, sans s’expliquer d’avantage : « Il y aura un avant et un après la publication du Livre Rouge. »
Il est là partout, à la FNAC, sur Amazon… etc., en fac-similé + une introduction+ la traduction française – format in-folio (30 sur 40) – d’un joli rouge foncé – il pèse 5 kilos. Pour l’instant, j’ai juste eu le courage de regarder les images. J’ai des scrupules à me plonger dans le texte. Je crains de me sentir indiscrète : n’est-on pas là, après tout, au cœur du cœur de l’intime ? Et puis j’ai terriblement peur d’être déçue : Jung décrit cette aventure comme une telle épopée, que ce serait terrible de ne découvrir qu’un gentil délire personnel, sans beaucoup d’envergure.
Le professeur Shamdasani a raison le Livre Rouge était un mythe. Il est désormais et pour toujours un livre.
Danièle DEZARD