


DE MASSE OU DE SINGULARITE
Ça se passe à Tovarnik en Croatie, nous sommes jeudi 17 septembre 2015, il y a là une petite gare. A peut-être deux kilomètres il y a une frontière, celle qui sépare la Croatie de la Serbie, et entre la frontière et cette petite gare il y a un cordon ombilical formé d'hommes, de femmes et d'enfants marchant le long de la route et affluant vers leur seule possibilité d’espoir de trouver refuge quelque part. D'où ils ils viennent, il y a des conflits, des guerres des massacres, ils ont tout quittés, à contre cœur.
Ils sont des milliers rassemblés en ce lieu car les Hongrois ont fermés leurs frontières. Les possibilités de rejoindre l'ouest se resserrent. Devant eux, la police, qui cherche à les contenir, à filtrer, et encore devant d'autres pays qui rêvent de fermer leur frontières, qui ne veulent pas les recevoir, mais qui se sentent obligés de faire un geste. Dans ces pays là, il y a l’opinion publique, elle s’émeut devant un enfant mort sur une plage, alors la vanne des frontières peut s'ouvrir un peu, elle a peur de ce flux d'étrangers comme d'une marrée pouvant l'inonder, alors ces mêmes Vanne doivent se fermer. Elles se ferment et s'ouvrent en fonction du « Qui ». Qui est cet autre? Si c'est quelqu'un, un enfant mort sur une plage, un individu présenté dans sa singularité, il devient un semblable. Cet enfant semblable à moi et à mon enfant, celui-là sur lequel je me projette, je lui ouvre les bras et mon élan a la générosité débordante, car son destin parle du mien. Si c'est un flux humain, une masse sans visage, je ne m'identifie pas et ceux-là viennent m'envahir, et je veux bien plutôt être un pilier qui pousse derrière ce policier pour ne surtout rien laisser passer.
Mais qui risque d'envahir qui ? Qui en moi est alors menacé ?
Nous voyons bien que ce n'est pas l'individu dans sa singularité qui se sent en danger, mais l'individu dans son appartenance à la masse, l'individu dans son appartenance à un on commun.
La peur d'être envahi par une forme « dés-humaine » parle de l'incapacité à pouvoir-être profondément soi-même, à se vivre seul face au vent.
Un on étranger viendrait menacer le on dans lequel je me reconnais et qui fait partie de moi, me dictant mes faits et gestes. Cela se transforme en confrontations culturelles en tant qu'espace de reconnaissance, de masse à masse. Plus je me laisse déshumaniser, déresponsabiliser par la dictature des autres en moi, moins je me sens en mesure de rencontrer d'autres différents et fondamentalement si semblables. Plus il m'est difficile de rentrer dans l’altérité car mon être-au-Monde se sent menacé.
Pour mieux adhérer à la dictature du manque à être, plus je me dissous dans le monde du on, moins je me rend compte que j'ai abdiqué de moi-même et plus j'ai besoin d'un ennemi identifié, qui représente à l'extérieure de moi la menace de dissolution dans laquelle mon identité s'est perdue. La haine est alors la disposition dans laquelle je, par le truchement du nous-on, rencontre l'Autre.
C'est ainsi que se forment tous ces mouvements xénophobes, fanatiques, extrémistes ou négationnistes qui émergent en éruptions cutanés du Monde-Terre et se diffusent « contagieusement » telle l'inquisition.
Comment de l'élan humaniste initié par l'ordonnance de 45 en sommes-nous arrivés là ?
Comment adhérerons-nous et cautionnons-nous la dictature du manque à être ?
Comment la conjonction de coordination exclusive du « ou » vient-elle remplacer la conjonction de coordination inclusive du « et » ?
Être dans le « et », c'est ouvrir des possibles et créer des mondes nouveaux.
S'assumer seul face au vent c'est ne pas sentir la différence comme une menace identitaire, mais comme une possibilité d'accéder à plus d’Être et prendre son devenir en main pour envisager un devenir « co-mmun ».
"la singularité est subversive" nous dit le poète Edmond Jabès, tout comme la création, et bien plus universelle que le "on" de l’indifférencié.
Rosario Orenes-Moulin