


ENTRER DANS LE MOULE
Des instituteurs, des professeurs, des directeurs, des proviseurs et même des médecins de l’Éducation nationale, parlent d'enfants en difficulté scolaire en disant : « il va bien falloir qu'il entre dans le moule ! ». A chaque fois que j'entends cette phrase un frisson me parcourt le corps.
Un "moule" est un récipient qui donne une forme, une coque qui sert à fabriquer un même objet en plusieurs exemplaires. Cette image "entrer dans le moule" renvoie tout de suite à celle qui en découle: le produit fini qui sort du moule. A quoi peuvent ressembler des enfants qui sortent d'un moule? A des soldats de plomb?! Je ne peux cesser d'avoir les paroles d'Antonin Artaud dans son entretien radiophonique Pour en finir avec le jugement de Dieu, je ne peux cesser d' avoir les images du film "The Wall" des Pink Floyd. Elles s'imposent à moi, dans toute la violence de ce que cela exprime, des marteaux en marche, un mur qui se referme, une machine à chair à saucisse, des visages semblables déshumanisés, et l'aboutissement de tout ceci : "les bruits de bottes du passé", la fécondation de ce que Brecht nomme "la bête immonde".
Imaginer des enfants sortir d'un moule, c'est aussi les voir devenir objets fabriqués dans une usine-école, en paquets, tous semblables les uns aux autres. Si le langage est la forme de la pensée, à quelle société cela prépare-t-il ? L'humain privé de toute singularité serait-il un produit comme un autre reproductible et remplaçable ? Une marchandise quelconque répondant aux normes économiques d'une société de consommation? Le moule servirait-il à l'industrialisation de la matière humaine?
Pourtant, c'est bien sous peine de déscolarisation "qu'ils doivent" entrer dans le moule !
Est-ce la fonction de l’Éducation nationale? Éducation vient de educare, dee, et ducere, conduire, conduire hors, pas à pas vers le savoir, élever. Il en va d'être en mouvement. Alors que le moule endurcit et fossilise. Apprendre (de apprehendere) ne peut-être un processus passif qui s'effectue sous la contrainte.
Mais pour accompagner dans la singularité de chaque être, encore faut-il sortir soi-même du moule, accepter sa condition d'être jeté au monde.
Le MAT se situe en ce lieu de l'accompagnement, c'est dans le refus de dispenser une pensée unique et arrêtée qu'il n'est pas une école, mais un mouvement. En ce sens nous sommes donc des éducateurs ou accompagnants en art transformationnel, soit sur le chemin de la création, l'auto-création qui transforme. S'inventer unique et original.
En nous situant aux antipodes de ceux qui demandent à l'enfant de rentrer dans un moule, nous nous situons au plus près de ce qui originairement est l'éducation, et peut-être y trouverons-nous notre place un jour où il ne sera plus question de réparer des pots cassés, mais d'ouvrir dès le plus jeune âge à l’émergence de l'être.
Pour finir, je voudrais citer les mots d'une maman à qui l'institutrice a dit de sa fille cette fameuse phrase de « il va bien falloir qu'elle rentre dans le moule ! », cette maman éclairée a répondu « je n'ai pas fait des enfants pour qu'ils entrent dans un moule, mais pour qu'ils puissent changer le monde ! » L'institutrice en est restée songeuse.
Rosario Orenes-Moulin